lundi 23 janvier 2012

Réflexions d'un paneliste absent (congrès 2011)

J'avais bien apprécié l'invitation de Benoît Limoges à participer comme paneliste au congrès d'octobre; je ne sais pas comment je me serais inséré dans la description, étant ni économiste ni biologiste, mais cela n'avait pas d'importance.... Malheureusement (pour ma participation), j'étais en Chine, histoire d'une troisième « mission » dans ce pays dans un effort d'obtenir des connaissances de base sur le pays qui pourrait bien décider du sort de l'humanité. En effet, j'ai été frappé, pendant mes deux ans comme Commissaire au développement durable, du constat que 2007-2008 nous ont fourni un bilan que je crois presque définitif sur l'échec du « mouvement environnemental » après 45 ans d'activités, et j'en ai fait part à mon équipe et à mes amis dans un petit texte qui figure comme annexe dans mon livre de l'an dernier. Nous sommes dans une situation de crise environnementale (ou écologique) qui doit primer dans nos réflexions et dans nos activités.

La lecture dans In vivo du compte rendu du panel de fin de congrès (je ne trouve pas les textes des conférences etc. sur votre site web) m'amène à faire quelques commentaires, dans ce contexte. Je chercherai à mettre en évidence l'argument de base de mon livre sur l'Indice de progrès véritable*, soit la nécessité de « corriger » le PIB, dans ses propres termes, pour avoir la moindre chance d'influer sur les économistes à la base de presque toutes les décisions politiques de nos jours en matière de développement. Et je souligne que les biologistes et autres environnementalistes n'ont presque aucune influence sur celles-ci et doivent constater leur échec, sur le fond.

Je me permets de procéder en suivant le texte du comte rendu de Caroline Bureau (pp.10-11 du bulletin) en commençant par les deux économistes.

- Le texte débute avec une référence à la problématique actuelle de la pollinisation et de l'état des populations d'abeilles. Ce qu'il faut souligner est que les problèmes à cet égard, comme ceux associés au déclin des oiseaux insectivores, proviennent de décisions politiques cherchant à « améliorer » la productivité agricole (et la production agricole tout court). Pour influer sur ces décisions à caractère hautement économique, il faut non seulement avoir une idée de la valeur de ces composantes des écosystèmes en perdition mais dont dépend l'agriculture. Il faut aussi et en priorité (ce que j'ajoute) insister sur le fait que cette valeur représente un coût dans le bilan de l'impact des décisions qui n'en tiennent pas compte et qui causent les problèmes; le bilan utilisé couramment représente un outil économique de base qui exclut normalement les passifs associés aux externalités, environnementales et sociales

- un curieux bilan. Dans la situation de véritable crise que nous connaissons, mettre le « signe du dollar aux services écologiques » est fondamental et urgent, mais presque une perte de temps, sans réussir à faire insérer le geste dans la comptabilité du PIB, indicateur phare des économistes qu'il faut influencer, même s'ils sont extraordinairement limitées, voire bornés dans leur compréhension des enjeux.

- Jean Nolet souligne avec raison la difficulté de bien mesurer la valeur des écosystèmes et donc de comptabiliser le coût de leur perte. Même si, dans plusieurs cas et comme il dit, les travaux des économistes de l'environnement ne donnent que des ordres de grandeur pour la valeur des écosystèmes, insister sur l'importance des coûts associés à la perte de composantes des écosystèmes permet de souligner que les calculs précis des économistes ne sont, finalement, que des ordres de grandeur aussi (le PIB surestime le véritable progrès de notre société par le double). Mon livre a cherché à fournir des pistes, mais souvent aussi des mesures directes, pour engager le débat dans une multitude de secteurs où les décisions politiques, à base économique, amènent la perte d'écosystèmes fonctionnels. D'après le compte rendu, Nolet aurait mis un accent sur le coût des débats perdus déjà (espèces menacées, espèces exotiques envahissantes), alors que la priorité doit être d'évaluer et de faire insérer dans le processus économique et politique le coût des impacts des décisions non encore prises.

- Jean-Pierre Revérêt a bien souligné l'objectif, « donner une valeur à la nature afin de pouvoir l'internaliser aux enjeux économiques et en tenir compte dans la prise de décision ». Je propose un seul ajout au compte rendu, selon lequel Revérêt aurait suggéré de mettre l'accent plutôt sur la valeur économique que sur le prix - je suggère qu'il faut insister sur le coût et donc sur un passif dans le bilan qui, normalement, n'en tient pas compte et reste donc incomplet.

Le compte rendu des présentations des deux biologistes donnent lieu à plus de préoccupations.

- Jérémie Caron mettrait l'accent sur « des actions concrètes pour régler les problèmes qui affectent les services écologiques ». Il souligne qu'il « faut repenser notre façon d'exploiter l'environnement », mais semble plutôt se maintenir dans des orientations qui nous ont amené à l'échec, entre autres en intervenant après que les dégâts (les «
problèmes ») sont faits. Sans abandonner nos activités de longue date qui interviennent pour essayer de « sauver les meubles » qui nous sont chers, il faut chercher à confronter directement les économistes-décideurs, ce que son idée de penser à deux façons de dépenser les deux milliards de dollars investis dans les infrastructures du Bas-Saint-Laurent ne fait pas.

- Peu importe l'état de crise que nous connaissons, Andrew Gonzalez aurait suggéré de « trouver un compromis entre services d'approvisionnement et de régulation, entre économie et écologie ». Cela ne va nulle part. Il a raison qu'un « jumelage » des deux sphères n'est pas la solution, mais devrait insister sur la nécessité d'inscrire dans les bilans économiques préliminaires (et incomplets) des décideurs les coûts de la dégradation des écosystèmes et des ressources, cela en priorité et d'urgence. Je suggère que les biologistes (et d'autres) doivent influer sur les décisions politiques en amont s'ils veulent arrêter la tendance à la dégradation avancée des écosystèmes, et pour cela, il faut comprendre que nos décideurs, suivant nos économistes, ne reconnaissent pas la valeur de ces écosystèmes et le coût de leur perte qu'en fonction de prix - et cela, associé au bilan du PIB, j'ajoute.

Le compte rendu termine en suggérant que « les biologistes et les économistes doivent travailler ensemble et qu'il sera préférable de compenser par des services écologiques que par des billets verts ». Si je comprends bien, il s'agit de la façon de gérer les « négociations » avec les décideurs quand la décision d'occasionner des impacts sur les écosystèmes est déjà prise. Devant le constat d'une dégradation des écosystèmes à l'échelle planétaire qui va en augmentant, cette approche (sauf dans le cas de décisions très locales, disons) manque carrément la cible. Non seulement faut-il internaliser le coût des impacts de nos décisions sur les écosystèmes, comme souligne Revérêt, il faut insister sur un nouveau modèle économique, où la croissance continue, dans un monde limité et à bout de souffle, ne dominera plus. L'empreinte écologique de l'humanité dépasse par 50% déjà la capacité des écosystèmes à la soutenir. Il n'y a pas de place, chez tous ceux et celles qui comprennent les enjeux de base, pour rester avec des questions quant au réalisme de monétiser la complexité de la nature et de mettre un prix sur un service écologique. « L'homme sage » cité à la fin du comte rendu fait son constat devant une situation où il n'y a déjà plus de forêts, d'animaux, d'écosystèmes! La « sagesse » qui s'impose est celle qui insiste sur une confrontation avec l'approche presque imbécile des économistes dans leurs analyses à partir de bilans dramatiquement incomplets.

Harvey L. Mead (membre à vie de l'ABQ)

* L'Indice du progrès véritable du Québec: Quand l'économie dépasse l'écologie, MultiMondes, 2011

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire